Herbie Hancock de retour dans son jardin juanais: "Ici, c'est comme une vieille famille"

Parfois, on a tendance à y aller fort avec les mots, à verser dans l’exagération, en bons Sudistes. Mais là, il ne risque pas d’y avoir tromperie sur la marchandise : Herbie Hancock est une légende.
De l’autre côté de l’écran pour une visio, il nous accueille paisiblement depuis sa chambre d’hôtel. Les grands n’ont pas besoin d’en faire des caisses, définitivement. De retour ce samedi 19 juillet à Jazz à Juan, trois ans après sa dernière prestation dans la Pinède Gould, l’Américain y sera comme chez lui.
En tant que leader, ce sera la quatorzième fois qu’il montera sur cette scène mythique (on n’exagère toujours pas).
Avant de voler de ses propres ailes, le natif de Chicago s’y était déjà produit en 1963, en tant que sideman de Miles Davis, entouré de Ron Carter à la contrebasse, de George Coleman au saxophone et de Tony Williams à la batterie. La captation de cette soirée du 27 juillet avait été publiée par le label CBS sous deux noms différents : Miles Davis in Europe et Miles in Antibes.
Un Oscar (avec Autour de minuit de Bertrand Tavernier, en 1987), 14 Grammy Awards et des milliers de concerts plus tard, les souvenirs de Mister Hancock sont parfois plus diffus. Mais son goût pour la scène, et plus encore pour l’exploration, sont intacts.
Qu’est-ce qui vous pousse à jouer encore autant ?
C’est ce que j’aime faire, j’en profite. C’est du travail, c’est dur, mais je suis là pour ça. En avançant, j’ai trouvé une autre forme de plaisir en jouant. Je ressens vraiment autre chose en voyant le public, c’est comme si on appartenait tous à la même famille. On est tous des êtres humains !
Jazz à Juan, c’est comme une vieille famille pour vous ?
Oui, parce que la première fois que je suis venu ici, en 1963, c’était aussi la première fois que je voyageais en Europe. J’y avais vécu des moments incroyables. Le batteur Tony Williams et moi étions les plus jeunes du groupe de Miles. Lui, il avait 17 ans et moi, 23. Il y a quelque temps, j’ai appris que Brigitte Bardot avait assisté à l’un de nos shows durant cette tournée. Incroyable, non ?
Vous êtes très souvent venus à Juan, avec des projets et des formations différentes. En 2015, vous aviez offert un moment incroyable au public avec un autre pianiste, Chick Corea...
J’ai énormément joué dans ma carrière... Je n’ai pas de souvenirs de ce concert en particulier. Mais avec Chick [disparu en 2021, ndlr], on avait eu une connexion particulière, dès le premier instant où l’on s’est vus. C’était un peu comme si c’était mon frère d’une autre mère. On parlait de tout ensemble : de musique, de technologie ou de religion. Il était scientologue, je suis bouddhiste. On avait enregistré un album ensemble dans les années 1970 [An Evening with Herbie Hancock & Chick Corea : In Concert, 1978]. Cela a été un choc quand il est parti, soudainement.
Beaucoup de vos contemporains sont décédés ou à la retraite. Comment choisissez-vous les musiciens qui vous entourent ?
La première condition, c’est d’avoir du talent. (rires) Ils doivent tous avoir un son unique et savoir continuer à surprendre chaque soir, aussi bien moi que le public (1). Ensuite, c’est sur la route, au fil des conversations, que j’apprends à découvrir leur humanité.
Le terme "jazz" est sujet à beaucoup d’interprétations. Que faut-il pour le comprendre ?
La chose la plus importante à propos du jazz pour moi, c’est d’être ouvert, de garder les oreilles ouvertes. Non, en fait, le plus important, c’est surtout de garder son cœur ouvert.
Avec le temps, et des gens comme moi qui vous ramènent à votre passé, est-ce compliqué d’aller encore de l’avant ?
Mais le passé n’est pas quelque chose qui me bloque ou m’écrase. J’ai tout le temps appris, notamment des tas de choses négatives qui me sont arrivées dans la vie. Et ça m’a permis de les transformer en quelque chose qui pourrait m’aider à aider les autres [il est entre autres ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco depuis 2011].
Dans le documentaire Herbie, réalisé par le Français Patrick Savey, vous revenez sur votre période d’addiction au crack. Là aussi, pour aider les autres ?
Oui, et je m’étais déjà ouvert à ce sujet dans mon autobiographie [Possibilities, Penguin Editions, 2017, non éditée en français]. Je ne suis pas meilleur que les autres, vous savez. Nous avons tous nos bons et nos mauvais côtés. J’avais l’habitude de penser que je ne pourrais pas tomber là-dedans. En m’appuyant sur ma spiritualité, j’ai pris ces moments comme une opportunité d’en apprendre plus sur moi-même.
1. Autour de lui, Terence Blanchard à la trompette, James Genus à la basse, Lionel Loueke à la guitare et Jaylen Petinaud à la batterie.
L’hiver et le printemps dernier ont été particulièrement remplis pour Herbie Hancock. En février, il était sur la scène des Grammy Awards aux côtés de Stevie Wonder pour rendre hommage à Quincy Jones. Le 27 mai, il était à Stockholm, en Suède, pour recevoir le Polar Music Prize, une prestigieuse distinction au palmarès de laquelle figuraient déjà Dizzy Gillespie, Keith Jarrett ou encore Elton John et Paul McCartney.
Puis la scène a repris ses droits avec l’arrivée de l’été, une saison qui le verra enchaîner une vingtaine de dates en Europe, avant de repartir pour une tournée américaine à l’automne.
Avec 51 enregistrements solos, entre jazz et funk, sans compter une flopée de collaborations, l’Américain a l’embarras du choix au moment de composer une setlist. Et celle de Juan, à quoi ressemblera-t-elle ? Sûrement à celle sur laquelle il s’appuie depuis un peu plus d’un an.
"J’ai peu joué Rockit (hit funk-hip-hop-électro de l’année 1983), parce que je n’avais pas de DJ pour faire du scratch avec moi. Mais avec mon guitariste, Lionel Loueke, on a trouvé des arrangements pour combiner ce morceau avec deux autres, Hang Up Your Hang Ups et Spider. Est-ce que je ferais du smurf sur Rockit ? Non, je suis un terrible danseur ! »
Nice Matin